Contexte du coup de tonnerre
En 1983, les synthés numériques (E-mu, PPG) excitaient tous les musiciens depuis environ deux années. Mais les prix étaient exhorbitants comparés à ceux des analogiques. Il y avaient bien quelques fabricants d’analogiques qui continuaient à susciter les passions, tels que Moog ou Oberheim… quelques sampleurs grand-public qui faisaient parler d’eux comme les Ensoniq et Akaï, mais chez Korg et Roland c’était très calme…
Et puis voilà le DX. Et c’est un vrai séisme ! Comparativement à un analogique du même prix, il a un son d’une pureté et d’une dynamique sans précédent. Aucun synthé n’avait jusqu’alors réussi à produire des sons métalliques vraiment réussis comme les “tubular bells”, ou des sons de guitare basse percussifs. L’expressivité par le souffle du “breath control” stupéfie tout le monde. Mais presque plus efficace encore : le look “planche à pain”, avec seulement deux potentiomètres (alors que les analogiques en possèdent une vingtaine) panique un peu tout le monde, renforçant le mystère. Enfin la sérigraphie portant les algorithmes font pétiller les neurones de tout le monde : soit ça excite, soit ça désespère, mais en tout cas on devine que ce synthé est un véritable alien dont il va falloir se faire un ami. La question est de savoir comment !…
Il se passe de long mois pendant lesquels on ne parle que du son des DX. Mais la presse n’ose pas s’aventurer plus loin que les explications données par Yamaha. D’autant que les livraisons se font attendre plusieurs mois. Les seuls qui commencent à se faire une idée du principe sont ceux qui pratiquent la synthèse analogique sur des modulaires, parce qu’on peut y faire de la FM, même si c’est assez simpliste et que peu d’utilisateurs y pensent.
Le succès est tel que Yamaha n’arrive pas à fournir. Même les plus gros revendeurs n’en obtiennent qu’au compte-goutte, certains clients potentiels renoncent provisoirement à l’achat et préfèrent attendre que ça se calme. Les délais d’attente après commande peuvent atteindre 10 mois dans les magasins de musique les plus modestes. Yamaha, débordé par le succès, est obligé de construire une deuxième chaîne de montage !
L’opportunité
A cette époque-là, ça fait bientôt trois ans que je suis pigiste free-lance pour Claviers Magazine (qui deviendra plus tard Guitare & Claviers, au grand désespoir des puristes du synthé !), rédigeant essentiellement des bancs d’essai de synthés. Ma signature commence à être connue en France. Je me dis que la perplexité des musiciens et la nouveauté de la technique devraient permettre de faire un beau « papier », voire plus !
Au cours de 1983 je fais connaissance avec le DX7 grâce à quelques rares exemplaires, et j’écris deux bancs d’essai (page 1, ci-contre). Les délais d’attente commencent à peine à se réduire… En octobre 1984 j’apprends que le principal magasin de musique de ma ville a enfin “rentré” un DX. Le vendeur me dit, en gros, “C’est génial, mais je n’y comprends rien, et pour l’instant je n’arrive pas à le vendre parce que je ne sais pas quoi dire sur le fonctionnement”. A vrai dire, ce n’est pas un drame, car la seule présence du DX dans le magasin fait venir les curieux… et ça, c’est bon pour le commerce. Bref, je demande au vendeur de me laisser étudier la bête.
Je me penche sur le mode d’emploi. Apparemment, le rédacteur de chez Yamaha n’en sait pas plus sur le DX que quiconque. Il explique les fonctions, comment travaillent deux opérateurs, et pour le reste… l’utilisateur se débrouille ! Je pars donc à l’aventure dans le dédale des algorithmes. Je dois une fière chandelle à mon brave MS-20 Korg pour m’avoir préparé à la gymnastique de la connexion entre opérateurs. Car finalement, changer d’algorithme, c’est refaire le patch d’un synthé modulaire… Je passe deux heures sur le DX, a explorer tous les paramètres et leurs conséquences. En fait, ce n’est pas très compliqué, il faut juste réfléchir autrement. Et c’est le déclic.
Je rentre chez moi. Sans DX parce que 13.500 Fr. en 1984, c’est une somme ! En prenant sur mon temps libre, je mets deux mois a écrire un gros manuel pour le DX7, et je le fais “à l’aveugle” puisque je ne possède pas l’engin. Deux mois à écrire de la théorie pure, en me basant uniquement sur le raisonnement logique. Fin décembre je retourne chez le revendeur avec mon brouillon, et je passe deux autres heures à vérifier mon texte. Et tout concorde ! Et je repars de très bonne humeur, car je sens bien la suite…
Je commence à proposer une « Méthode de DX Yamaha », réalisée avec les moyens du bord et vendu par correspondance. Comme je suis le seul à publier de la prose sur le sujet, je le vends au prix d’un livre rare ! Malgré cela, en janvier 1985 je reçois plus de commandes que prévu. C’est le déclic. Je décide de passer aux choses sérieuses.
Lancement
Je monte à Paris, et je débarque dans le bureau du rédac’chef de Claviers Magazine. Je lui colle un exemplaire sous le nez en lui disant tout bêtement “Salut, j’ai fait ça !”. Il regarde le titre, me regarde les yeux ronds, et me dit calmement “Heu… tu sais que tout le monde [les éditeurs] cherche ce bouquin ?…”. Je le sens un rien fébrile ; c’est un signe qui me plaît beaucoup.
Deux semaines passent. Je reçois un coup de fil : “Bonjour, ici X, rédacteur en chef de [un magazine concurrent] je voulais vous dire que votre manuscrit est entre les mains des éditions Y, et je pense que vous n’êtes pas au courant”. Ce qui est exact ! Je remercie mon interlocuteur comme il se doit. Suite à cette conversation je pique un coup de sang : je décroche mon téléphone, et je dis ce que j’ai à dire pour remettre les chose sur les bons rails… enfin bref !
Finalement, la chose se conclue avec les Editions Musicom, sous le pilotage de Régis Brauchli, à la fois intervenant technique au sein de cette maison d’édition, et aussi utilisateur de DX ce qui ne gâchait rien ! En mars 1985 il m’écrit : « la parution de cet ouvrage devient urgentissime. Nous pressentons en effet une concurrence certaine, et bien qu’agréé par Yamaha, cet ouvrage doit paraître le premier et si possible bien avant d’éventuels autres. » Ce qui sera fait, et je ne saurai sans doute jamais à qui j’ai brûlé la politesse…
L’éditeur tient absolument à obtenir de Yamaha l’autorisation de mettre les trois diapasons du constructeur sur la couverture du livre. Je retourne donc à Paris et nous nous rendons au siège de Yamaha Musique France. On nous amène à un cadre japonais ; sur le chemin notre interlocuteur nous précise une régle simple : “Un japonais qui ne sourit pas, c’est bon. Mais s’il sourit, c’est qu’il ne vous prend pas au sérieux”. Ça a le mérite d’être clair ! Le cadre japonais nous “reçoit” dans un couloir… Quelques mots brefs, puis il prend l’exemplaire que nous lui tendons, le feuillette en 15 secondes, me regarde avec l’expression d’un sumotori préparé au combat, et lâche “C’est ok”. Il ne rigole vraiment pas, donc nous repartons avec un sourire jusqu’aux oreilles !
Le succés est immédiat. Le prix public est de 78,50 Fr., mais j’avais vendu des exemplaires en photocopies bien plus cher. Je me mets à la place des acheteurs, qui ont vu la même chose en beaucoup mieux et beaucoup moins cher quelques semaines plus tard… Je sais que la vente décolle bien, ma décisions est prise : ces clients directs de la première heure recevront un chèque de ma part leur remboursant la différence ! Question éthique, j’en ai “scié” plusieurs !
En quelques semaines le livre arrive en deuxième position des ventes derrière la très populaire méthode de guitare du regretté Marcel Dadi. Pour un bouquin illustré uniquement par des schémas techniques, c’est impensable : de Janvier à Décembre 1986 le relevé qui m’est adressé mentionne « Quantité vendue : 20 248 » !
Un moment en apesanteur…
Je publie dans “Guitare & Claviers” un article exclusif sur le fameux auto-test du DX7, que personne ne connaissait en dehors des techniciens du SAV. Puis Yamaha Musique France me recrute pour quelques sessions payées à la prestation comme démonstrateur lors de la sortie du CX-5M, le premier ordinateur doté d’une carte son (carrément un équivalent de DX-9 ou FB-01 dans un ordi doté de 128 Ko de RAM !!! ).
En 1985 Yamaha organise un concours national de registration FM sur DX. Tout le monde disait que les DX étaient incapables de sortir une belle nappe de violons de style orchestre symphonique. Convaincu du contraire, je travaille le son en question et j’envoie la fiche de paramètres. Je n’obtiens pas le 1er prix car il fut remporté par Jean-Philippe Rykiel. Les lauréats se retrouvent à l’hôtel PLM St-Jacques à Paris. Jean-Philippe stupéfie tout le monde avec un incroyable son de guitare basse appelé « Superbass », mais aussi parce qu’il a programmé le redoutable DX7 alors qu’il est non-voyant, ce qui sidère tout le monde ! Donc à tout seigneur tout honneur, mon 2ème prix me suffisait, ayant publiquement prouvé qu’un DX7 peut faire des sons d’orchestre à corde bien chauds et moelleux ! [ page très intéressante de Jean-Philippe Rykiel sur le DX-7, avec deux vidéos de démos Yamaha de David Bristow, qui m’ont laissé un souvenir grandiose – lien ]
Fin de la grande époque du « vrai » synthé
Mais la grande époque du synthé était sur le point de s’achever. J’avais effectué mes premiers pas en 1978 avec le Mini Korg 700-S, véritable ovni dans le monde des revendeurs. Dix ans après j’écrivais mon dernier article pour “Guitare & Claviers”. Il n’y avait plus rien à dire. Le sampling et les formes d’ondes toutes faites avait tué la recherche !
La vente de milliers de sons sur disquettes avait eu le même effet (j’avais été le premier à en vendre sur cassettes data pour différents analogiques, dans les petites annonces de Sono à partir de 1983 si je me souviens bien ; l’année suivante c’était devenu un déluge, pour le meilleur et souvent pour le pire !).
L’avalanche de sons transmissible et stockables n’incitait plus à la démarche créative. Le comportement des acheteurs se ressentit dans leurs choix de matériels, et les fabricants embrayèrent avec des engins comme le D-50 Roland, remplis de “gros sons” tout faits, mais qui détruisit toute volonté de recherche sonore.
Pour ma part, la page se tournait. Le “matos” ne m’intéressait plus. Dans des fonds d’armoires j’avais bien conservé un DX7, un MS-20, un 800-DV, et même un CX-5M ! Mais ce n’était plus que des “archives”.
Pour moi et bien d’autres l’époque était terminée. Les “workstation” à forme d’ondes prédigérées avait tout envahi, avec des écrans LCD qui tuaient complètement le geste créatif basé sur les boutons à tourner, sur le rapport tactile avec la machine, qui est bien plus important qu’on ne le croit. Puis l’informatique est arrivée, apportant des émulateurs de synthés très attractifs, mais aussi une ergonomie élaborée sur des sous-menus imbriqués, tout à fait dissuasive. Mais la jeune génération, bien que n’ayant pas connu l’époque des boutons à profusion, se prenait à rêver devant les synthés vintage. Le retour aux bonnes vieilles méthodes était pour bientôt.
La rechute !
Il y a quelques années, Jean-Loïck, un ami perdu de vue – resté un acharné de la belle époque – reprend contact avec moi. Il me dit qu’il faut que je “replonge”, et me harponne efficacement : “J’ai un ami dans le coin qui possède plein de modulaires. Il faut que tu viennes, on va fêter les 50 ans du Mini-Moog !”. Comment résister à une telle commémoration ?… Puis j’ai vu le site d’Olivier, le collectionneur en question : http://olivier-grall.yusynth.net . Ouf !
J’ai donc retrouvé un groupe de fous d’analogiques et aussi de DX. Bref, de vrais chercheurs de sons. Mais le synthé de recherche, c’est comme le vélo : ça ne se perd pas. Surtout autour d’un gâteau d’anniversaire avec “Mini Moog” inscrit dessus !!!
Dans la discussion, plusieurs évoquent le forum Audiofanzine, que j’ai effectivement visité quelques fois, mais juste pour jeter un œil… Je constate que le DX est resté culte, et qu’il pose plein de questions à ses nouveaux afficionados. Je crée un fil de discussion “Faut-il rééditer ‘Maîtrisez votre DX’ ?”. Les réponses ne laissent aucun doute, il y a une demande. Le potentiel des DX semble bien mal connu pour de nombreux utilisateurs ; celà me paraît être une énormité. La cause est entendue.
Voilà donc comment, 25 ans plus tard, le bouquin de 1985 est ressuscité après une réécriture complète sous le titre « Maîtrisez la F.M. ». Le DX est indestructible : sa philosophie, son originalité ont marqué une longue période de l’histoire du synthétiseur, talonnant la légende Moog. Sa longévité culturelle est à l’image de sa longévité physique (15 kg pour le premier modèle !). Le DX7 s’incruste sur le très long terme, tant dans la quiétude des studios que dans la vie trépidante des musiciens de scène.
Il est aujourd’hui difficile d’estimer combien il reste de DX sur les 180 000 exemplaires fabriqués. J’avoue très franchement m’être posé la question, notamment sur le marché francophone. Bien malin qui pourrait le dire. Qui, sauf pour raison accidentelle, aura pu jeter un DX dans une benne à ordures ? On peut donc penser qu’il en reste une bonne quantité, et souhaiter au DX de rester longtemps parmi d’autres synthétiseurs devenus aujourd’hui des objets mythiques de collection.